La Cherba
Dans mon activité de rédacteur au sein de la société des Amis de Lyon et Guignol (nouvelle appellation de la société des Amis de Guignol), de créateur et gestionnaire du site de l'association, j'ai une documentation et des ouvrages en quantité impressionnante. En découvrant le texte ci-dessous, je suis fier d'être au comité de direction et de partager les valeurs de notre premier président. Si nos hommes politiques était comme Justin Godart, de ce tonneau-là, avec la même qualité d'humanisme quel rayonnement ce serait pour notre pays.
Hommage de Justin Godart aux blessés d'Afrique du nord en 1916
Justin Godard, membre fondateur et premier président de la Société des Amis de Guignol en 1913, député et sous-secrétaire d’État à la Santé auprès du ministère de la guerre de 1915 à 1918, avait notamment réorganisé le service de santé militaire en créant des centres opératoires autonomes à déplacement et installation rapides, permettant de sauver des milliers de poilus avant leur hospitalisation à l’arrière. Parmi eux il y avait des militaires et travailleurs de l’Afrique du Nord hospitalisés en France. Justin Godard humaniste et gastronome, rédigea alors la circulaire SAR. 16. 590 37. Elle s’adressait aux directeurs des établissements hospitaliers et joignait des recettes de cuisine arabe à l’usage de ces soldats nord-africains qui avaient versé leur sang et leur peine pour la France. En voici la teneur.
Les épices
Les condiments et épices forment la base essentielle de la cuisine arabe, il est donc indispensable de se les procurer d’avance et d’en avoir toujours sous la main. Ce sont le sel, le poivre gris, le laurier, le thym, les quatre épices, le poivre rouge et le cumin, sans parler bien entendu de l’oignon et de l’ail. Le poivre gris sert à renforcer le poivre rouge qui souvent n’a pas assez de piquant. Les quatre épices se trouvent partout. Le poivre rouge de commerce, qui est un mélange de piment rouge plus ou moins fort et de poudre de tomate, se vend actuellement, (juin 1910) 6 frs le kilo. Je recommande d’en acheter dans les maisons qui à Paris, Bordeaux, Marseille, le font venir pour les indigènes. On le falsifie trop facilement. Le bon produit se distingue de sa contrefaçon, en ce qu’en cuisant, il conserve sa belle teint rougeâtre, tandis que l’autre se décolore. Il ne se met pas tel quel dans les mets, car il ne se lie bien au bouillon que s’il a cuit dans la graisse.
Voici comment on le prépare : Dans une casserole on met de la graisse de mouton, ou de la végétaline (graisse végétale) ou mieux encore de l’huile si elle n’est pas trop chère. On y découpe de l’oignon, quand il est frit on ajoute le poivre rouge, on remue et on laisse mijoter 5 à 10 minutes. Il est pratique d’en préparer d’avance une certaine quantité, car on y puisera toute la journée, au moment où l’on préparera de nouveaux plats. C’est ce poivre rouge ainsi préparé qui donne aux mets arabes cette teinte rouge avec des yeux qui est si appétissante. Le cumin, en arabe Kemmoun, est la graine d’une ombellifère. son arôme est fin et agréable, les indigènes l’apprécient beaucoup. Il suffit d’une pincée ou deux pour aromatiser toute une marmite de bouillon. La dépense est donc de quelques centimes ; on en trouve chez tous les herboristes. J’en recommande vivement l’emploi, notamment dans la Cherba dont il sera question plus loin.
La viande
On découpe la viande de la grosseur d’une belle noix, 3 kilos de viande par 10 litres de liquide environ. Il est nécessaire de laisser un peu de graisse autour des morceaux de façon à ce que la viande soit ce qu’on appelle « demi-grasse » car, je l’ai dit, le piment rouge dont on va l’assaisonner ne s’incorpore bien au bouillon que si celui-ci est un peu gras. Dans une marmite en fer battu, on verse 10 litres d’eau. On y met sel, oignon, ail, laurier, thym et quatre épices. On ne doit pas faire revenir la viande, on la met simplement dans ce liquide ainsi assaisonné, quand il bout. On laisse bouillir une heure et demie, et on y verse une certaine quantité de poivre rouge préparé comme il est dit ci-dessus, la quantité correspondante à 60 grammes environ de poudre. Si le poivre rouge n’est pas fort, on le relève avec du poivre gris. On tourne une fois avec une cuillère, et on laisse bouillir encore une demi-heure. Cela fait en tout 2 heures de cuisson.
On sort toute la viande du bouillon, ceci est essentiel, car elle finirait par fondre, et les indigènes ne l’aiment que si elle est encore consistante. J’ajouterai aussi que si on ne la consomme pas toute dans la journée, et si on veut en conserver, elle n’aigrit pas à la condition d’être au sec. On met cette viande de côté au chaud et simplement humide. on la servira garnie de légumes comme je vais l’expliquer. Quant au bouillon, on enlève d’abord la quantité qui servira à confectionner la Cherba et le reste continue à bouillir de façon à réduire. C’est là qu’on prendra la sauce pour les légumes qui accompagnent la viande.
Les pommes de terre
Les pommes de terre forment la base de l’alimentation en France et il est essentiel de les assaisonner au goût des indigènes. On les prépare en ragoût mais toujours au maigre. C’est à-dire il faut se garder de les faire cuire avec la viande. On ne les coupe pas en petits morceaux, il est préférable, après les avoir pelées, de les conserver entières ou tout au plus fendues en deux si elles sont trop grosses, elles risquent moins de s’écraser. On fait revenir de l’oignon dans la graisse de mouton, on verse la quantité d’eau nécessaire, on ajoute, sel poivre gris, thym, laurier, quatre épices, très peu de cumin, mais pas d’ail. Quand le liquide bout, on y met les pommes de terre, on couvre. Pour servir, on place les pommes de terre sur une assiette, on dresse les morceaux de viande dessus, et on arrose le tout avec le bouillon du pot au feu.
Les fèves
Quand les fèves sont fraîches et tendre, on emploie également la cosse, car elle donne très bon goût. On la casse en trois ou quatre morceaux, les fèves y restant adhérentes. On met l’eau dans la marmite, mais en petite quantité car la fève en rend beaucoup. On y ajoute, sel poivre gris, oignon, quatre épices. Quand l’eau bout on met les fèves et on couvre. Elles cuisent ainsi à l’étouffé, mais on a soin de les tourner fréquemment avec l’écumoire, autrement les unes, celles du fond, seraient cuites, les autres non, ceci est important. Au moment de servir, on les arrose avec le bouillon du pot au feu.
Les lentilles
On trie bien les lentilles pour enlever les graviers. On les met à tremper vingt-quatre heures d’avance comme cela se pratique pour les pois chiches et les haricots secs. On les met dans l’eau froide pour les faire cuire. On sale, et on ajoute les condiments indiqués plus haut pour les pommes de terre. Ce n’est que lorsqu’elles sont cuites que l’on y ajoute le bouillon du pot au feu.
La Cherba
Un mets, dont tous les indigènes nord-africains sont très friands, et qui est peu couteux, est la Cherba. J’ai indiqué plus haut comment on prélève sur le bouillon la partie de liquide destinée à préparer la Cherba. À ce bouillon qui est déjà excellent, on ajoute des pois chiches et des haricots secs. Ceux-ci tremperont dès la veille dans l’eau un peu salée ; ils s’amolliront de la sorte et absorberont moins de liquide en cuisant. Pendant la saison des légumes, on ne manquera pas d’y ajouter des navets et des carottes finement râpées, le tout fond et contribue à lier le bouillon. Dans le même but on écrase de la pomme de terre cuite, et on tourne pour bien mélanger. On maintient ce bouillon sur un feu moyen jusqu’à ce qu’il réduise.
Il est indispensable de faire usage de cumin dans la Cherba. En goûtant, le cuisinier se rendra compte, s’il ne le sait déjà, de la quantité à mettre. Il en faut très peu toujours deux ou trois pincées, car l’arôme se développe beaucoup durant la cuisson. Enfin on a l’habitude d’y ajouter des vermicelles ou des petites pâtes, lettres, étoiles, ou encore mieux des petits plombs que les indigènes comparent au gros couscous qu’ils dénomment dans l’Est « mahamça ». Ces pâtes y compris les plombs se trouvent couramment dans le commerce.
En préparant la Cherba comme je viens de l’expliquer, on peut être certains que les indigènes seront particulièrement satisfaits, et cela sans grands frais. On sert la Cherba comme notre potage, mais il faut se garder d’y mettre du pain, elle ne plairait plus.
Justin Godart ne se contente pas d’un chaleureux respect pour ceux qu’il appelle les indigènes comme il était d’usage au début du XXe siècle. Il a vraiment été proche de leur culture et soucieux de leur apporter la reconnaissance de notre pays pour leur engagement. Il fait preuve d’une tolérance qui fait beaucoup défaut dans notre période actuelle de repli sur soi.
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