Accusé Gérard Vié
Réquisitoire du 26 mai 1981
Né en 1943, Gérard Vié est un grand chef cuisinier français. En 1980 Gérard Vié est à la tête de sept restaurants étoilés, 140 personnes travaillent alors pour lui. C’est ce qui explique sa présence au Tribunal des Flagrants délires.
Depuis 2007 Gérard Vié est consultant gastronomique, auteur de livres, et il élabore des recettes dans la tradition de la haute gastronomie française.
Français, Françaises,
Belges, Belges,
Socialistes, socialistes,
Cher camarade Villers,
Cher Luis Rego,
vous qui êtes compatriote de Mario Suarez,
Cher Olof palme,
Cher Papa…Andréou,
Mesdames et messieurs les jurés,
Public chéri, mon amour.
Il sera beaucoup pardonné à Gérard Vié, car il a beaucoup souffert.
Juin 1940 : c’est l’exode. Ils sont deux frères Jean et Gérard Vié qui est le benjamin ; il est furieux car son frère l’ainé, le premier Jean Vié est férié.
La famille Vié quitte le restaurant familial. Les sirènes hurlent, les avions Messerschmitt crache le fer et le feu sur la départementale, les chats miaulent, les chiens aboient, les caravanes passent et les Viés fuient.
De mauvaises langues vont dire que j’ai dit que les Viés fuyaient pour faire un jeu de mot. N’en croyez rien, je n’oserais jamais me moquer de vous, monsieur Vié ; je vous supplie de me croire et de ne pas changer d’avis en ce qui concerne l’aimable invitation que vous allez me faire après l’audience afin que je puisse aller dîner chez vous aux Trois Marches à Versailles, avec ma femme et mes amis.
Après l’exode de 1940, la famille Vié se réunit de nouveau à Versailles ; Ils sont tous là : Jean Vié, Karl Mars, Nicole Avril, Bernard Dimey, le maréchal Juin, Pierre Juillet et il y a même Georgio le fils maudit, qui est gai comme un italien quand il sait qu’il aura de l’amour et du vin. « Nous allons ouvrir une boucherie !» annonce solennellement l’ainé.
Quoi ! S’exclame vivement Gérard Vié, des bouchers les Vié ! Ne comptez pas sur moi, je veux être restaurateur.
Je veux pétrir sous mes doigts la pâte lourde et blonde à la farine de froment. Je veux créer de mes propres mains les pâtés en croûte dorés au four, les terrines de foie rose égayées de poivre vert, et surtout, gorgées de champignons blancs sous leur chapeau léger, les opulentes bouchées à la reine.
« Des bouchées ! Les Vié ! », Oui !
C’est ainsi, mesdames et messieurs les jurés, que Gérard Vié devint restaurateur à Versailles ! À deux pas du château dont la canaille a chassé nos rois, mais qui reste encore l’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’art français de l’Ancien Régime.
De bananes flambées en oranges givrées, de chevreuil Tatin en cheval Melba, Les Trois Marches, le restaurant de Gérard vié devint célèbre en moins de temps qu’il n’en fallut à Mireille Mathieu pour apprendre par cœur la date de la bataille de Marignan, c’est-à-dire en moins de cinq ans.
Aujourd’hui encore, on peut y dîner pour moins de l’équivalent de trois mois de salaire d’un travailleur ougandais.
C’est très important de bien manger et je me suis toujours méfié des gens qui n’aimaient pas les plaisirs de la table. Car enfin le manque de curiosité gastronomique et de jovialité culinaire va très souvent de pair avec un caractère grincheux, pète-sec, hargneux et parpaillot. Imagine-t-on Cromwell ou Jean Cau ripailler ?
Tout au long de ma vie, j’ai compris qu’on pouvait juger la sensualité d’une femme (ou d’un homme, mais c’est moins mon truc) en observant son comportement à table. Prends en de la graine jeune dragueur qui m’écoute : celle-là qui chipote devant les plats nouveaux, qui met de l’eau dans le pauillac, qui grimace au-dessus de pieds de porc farcis, qui repousse les myrtilles à côté du filet de sanglier, celle-là crois-moi, n’est pas sensuelle. Si elle renâcle devant une saucisse de Morteau comment pourrait-elle prendre plaisir avec une langue aux olives ou des noisettes de veau ?
Je suis sûr que vous partagez mon avis, Gérard ? (Vous permettez que je vous appelle Gérard, je vous connais assez bien depuis demain soir !).
Vous comprenez facilement, mesdames et messieurs les jurés, Cher Pierre Mauroy, chère madame Charles-Roux qu’il est au-dessus de mes forces d’envoyer à la guillotine un homme qui vient publiquement de m’inviter dans son restaurant à Versailles. La famille Vié est irréprochable, Nous devons l’aimer et pour bien nous aimer les uns les autres sous Mitterrand, Françaises, Français, aimons-nous sous les Vié.
Je terminerai mon propos par une humble recette de cuisine que vous ne connaissez peut-être pas, Gérard Vié.
Si vous voulez faire cuire des carottes sans casserole et sans eau, c’est très simple. Vous prenez neuf carottes et vous les comptez bien soigneusement. Les carottes sont neuf. Vous jetez une des neuf carottes et les carottes sont qu’huit !
Nota benêt : Gérard Vié : les grands cuisiniers sont un danger pour les obèses et les jockeys : ils vous donnent faim rien qu’en parlant.
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