Le condamné jovial

Contes facétieux lyonnais de Jean Rosnil

Parmi les humoristes lyonnais, il en est un qui mérite notre reconnaissance. Il s’agit de Rosnil Jean, Les Battendier suivi de huit contes, Lyon, 1933 qui écrivit les contes facétieux. Parmi ceux-ci, « Le condamné jovial » est celui que je préfère.
Il avait aussi écrit en 1927 Le cheval Mécanique, contes pour enfants.

Le condamné Jovial

Croix-Rousse autrefoisIl y a trois cents ans, l’emplacement actuel du marché de la Croix-Rousse n’était qu’un vaste champ où venaient paître chèvres et moutons ; parfois cependant, le décor changeait : les gens de justice y venaient planter une potence, afin de de régler proprement les vieux arriérés de quelques tire-laine non repentis ou interrompre les exploits d’un coupe-bourse trop effronté.

C’est ce qui arriva certain matin de mai, au commencement du XVIIIe siècle. Une populace friande de ce spectacle, après avoir escaladé les pentes de la colline, s’était assise sur le gazon, faisant ripaille autour du gibet. Puis apparut la charrette des hautes-œuvres attelée d’un grand mulet noir amenant le condamné, un certain Jehan Grospiron, garçon jovial assis entre le bourreau et la bourelle (assistante du bourreau en lyonnais), celle-ci fort occupée à savonner la cravate de chanvre dont on allait bientôt orner le col du mauvais bougre.

Il faut bien dire que Jehan Grospiron avait entassé méfaits sur méfaits et malgré qu’on lui eût administré la petite et grande question, les juges n’avaient pas pu réussir à lui arracher un aveu. À la barbe de ses geôliers, il chantait toute la journée et quand on lui demandait s’il avait assassiné le cabaretier de la rue Mercière ou volé le calice d’argent à l’église d’Ainay, il répondait : «  Turlututu larirette et larira ! ». Les six pintes d’eau qu’on lui entonna dans la gorge, il les recracha et le brodequin le fit à peine pâlir. Il chanta des refrains si cocasses, il tint des propos si drôles, que ses bourreaux s’avouèrent impuissants à le confesser.

Arrivé à la Croix-Rousse où les pénitents noirs qui l’avaient précédé psalmodiaient, après être descendu de la carriole, il demanda à parler au prévôt. Ce dernier s’approcha.

- .N’est-il pas vrai, lui demande le condamné, qu’il est coutume de ne rien refuser à ceux qui vont mourir ?
Se méfiant de quelque nouvelle facétie du mauvais garnement le prévôt ne répondit pas, quand des centaines de voix crièrent :
-
Oui, oui ! C’est la coutume !

Voici déclara Grospiron, mon dernier désir : toute ma vie j’ai chanté ; honte à moi si j’allais pleurer à mon heure dernière, je voudrais chanter un dernier couplet avant de vous tirer la langue !
–S’il n’y a que ça pour te faire plaisir…

- Très bien ! je chanterai, mais pour ma satisfaction complète, que tout le monde reprenne en chœur le refrain.
– Chante donc, par la sandieu !

Chacun s’étant tu, Grospiron commença :

« À la Croix-Rousse dans un grand pré
Plus de miles ânes sont rassemblés,
Se bousculant, brailli-brayant,
Hi ! Han, Hi ! Han, Hi ! Han, Hi ! Han !

– Pas mal hein, ma chanson ? Maintenant au deuxième couplet et que chacun reprenne en chœur : brailli-brayant, Hi ! Han, Hi ! Han, Hi ! Han, Hi ! Han !

« Oyez, on va pendre Grospiron
Ensuite les ânes s’en iront,
Se disputant, brailli-brayant. »

Le condamné leva un bras et tous, bourreau, bourelle, pénitents, avec la foule, de chanter à la cadence indiquée par la main du condamné, battant la mesure :
« Brailli-brayant,
Hi ! Han, Hi ! Han, Hi ! Han, Hi ! Han ! »

Et quand ce fut fini, le joyeux drille fit signe pour réclamer le silence :
- Mes bons amis… Grospiron meurt en joie ! S’écria-t-il. À sa dernière heure, il aura entendu braire plus de mille ânes à la fois !

Rendue soudain furieuse, la foule voulut l’écharper ; mais déjà, sous une tempête de malédictions, le mauvais garçon se balançait à vingt pieds du sol, tirant la langue aux mécontents.