Le billard interdit

Ceausescu veut interdire la « décadence »

En 1965, en Roumanie, comme dans le reste de l’Europe et en Amérique, les salles de billard font un carton ! Ce jeu de croquet sur table passionne les Roumains qui adorent parier de l’argent au cours d’interminables parties. Quand, au mois de mars, un certain Nicolae Ceausescu prend les rênes du pays, personne n’imagine qu’il va interdire le billard. Le nouveau dirigeant n’est-il pas un homme du peuple, un fils de paysans, un apprenti cordonnier converti au communisme ? 
Mais en juillet 1971, le conducator se rend en Asie, afin de s’entretenir avec ses homologues communistes. À Pékin, il rencontre Mao Zedong en pleine Révolution culturelle. Le voyage se poursuit en Corée du Nord où le dictateur Kim Il-sung donne à son tour de précieux conseils au génie des Carpates.

De retour à Bucarest, il a une révélation : comme Mao et Kim, Ceausescu veut forger l’homme nouveau… à la sauce roumaine. Le Fils bien-aimé de la nation commence à réglementer la vie de ses compatriotes. Ils vont devoir faire des sacrifices, comme ne pas monter le chauffage au-dessus de 16°C en hiver, ou n’utiliser leur voiture qu’un week-end sur deux !

BillardCeausescu met aussi son nez dans leurs loisirs : symboles de la décadence de l’Occident capitaliste, les paris et tous les jeux qui y sont liés sont proscrits.
Les Roumains se voient obligés de ranger leurs queues de billard au placard ! Tout comme leurs boîtes de Scrabble, un jeu jugé trop intellectuel. Fini les parties sur tapis vert dans les tripots. Dans les années 1970, les tables de billard disparaissent du pays. Sauf dans les hôtels pour les expatriés comme l’Intercontinental et les boîtes de nuit tenues par des proches du régime !

Pire, le ministère du Tourisme lui-même revend des tables de billard à prix fort aux élites. Employé de ce ministère, un certain Valerian Atomulesei se retrouve ainsi à voyager à travers tout le pays pour livrer et installer ces tables dans tous les clubs de l’élite étrangère et nationale, témoigne-t-il en 2017. Des clubs clandestins ouvrent dans des caves et des arrière-cours. Mafieux et passionnés s’y côtoient. On y parie de l’argent ou, en période de vaches maigres, des salamis et de l’alcool. Mais pas de pitié : les 50 000 agents de la Securitate, la police politique du régime, arrêtent les citoyens surpris une queue de billard à la main.
Nombre d’entre eux sont condamnés à des peines de prison de plusieurs mois.

Pendant ce temps, Ceausescu mène une vie paisible à Bucarest, dans son palais du Printemps de 80 pièces avec colonnades. Dans l’immense parc où trône une pagode offerte par Mao, le Danube de la pensée aime tailler ses roses avec son épouse Elena, ou inviter des membres de la nomenklatura autour… d’une partie de billard.
Les Roumains, eux, devront attendre la mort du dictateur en 1989 pour pouvoir à nouveau jouer en toute légalité et parier à ce jeu, devenu plus populaire que jamais depuis la sortie au cinéma du film
La Couleur de l’argent (1986).

article paru dans le bimensuel "Ça m'intéresse Histoire" de mars/avril
24 mai 2021