les neuf milliards de noms de Dieu
Dans le début des années soixante, les auteurs d’anticipation se focalisaient sur la fin du monde ou les récits post-apocalyptiques du genre « la planète des singes ».
Il y avait de petites perles comme ce récit d’Arthur C. Clarke.
1er épisode - Le contrat
Nous sommes en 1962.
Le docteur Wagner resta stoïque lorsqu’il déclara :
— Votre requête est un peu déconcertante. C’est la première fois qu’un monastère tibétain passe commande d’un calculateur électronique. Puis-je me permettre de vous demander, si vous en êtes d’accord de me préciser votre besoin ?
Le lama réajusta les pans de sa robe de soie et posa sur le bureau la règle à calcul avec laquelle il venait d’effectuer les conversions livre-dollar.
— Volontiers, votre calculateur type 5, peut, selon votre catalogue, effectuer toutes les opérations mathématiques jusqu’à dix décimales. En fait je vous demanderai de modifier le circuit de sortie de façon à imprimer des lettres plutôt que des colonnes de chiffres.
— Je ne saisis pas bien !
— Depuis la fondation de notre lamaserie, nous nous consacrons à un certain travail. C’est un travail qui peut vous paraître bien étrange et demande une grande ouverture d’esprit.
— D’accord.
— C’est simple, nous sommes en train d’établir la liste de tous les noms possible de Dieu.
— Pardon ?
Le lama continua imperturbablement :
— Nous croyons que tous ces noms comportent au plus neuf lettres de notre alphabet.
— Et vous avez fait cela pendant trois siècles ?
— Oui. Nous avons estimé qu’il nous faudrait quinze mille ans pour achever notre tâche.
Le docteur émit un sifflement accablé de manière un peu étourdie :
— O.K., je vois pourquoi notre machine vous intéresse. Mais quel est votre but ?
Pendant une fraction de seconde, le lama hésita et Wagner craignit d’avoir offensé ce client venu de Lhassa, une règle à calculer et le catalogue de la Compagnie des Compteurs Electroniques dans la poche de sa robe safran.
— Appelez cela un rituel dit le lama, c’est une partie fondamentale de notre foi. Les noms de l’Être Suprême, Dieu, Jupiter, Allah, Jéhovah, etc… ne sont que des étiquettes dessinées par les hommes. Sans entrer dans le détail philosophique trop complexe, disons que nous avons acquis la certitude que parmi toutes les permutations et combinaisons possibles des lettres se trouvent les véritables noms de Dieu.
Notre but est de les retrouver et les écrire tous.
— Je vois. Vous avez commencé par A.A.A.A.A.A.A.A.A et vous allez arriver à Z.Z.Z.Z.Z.Z.Z.Z.Z.
— Sauf que nous utilisons notre propre alphabet. Il vous sera bien entendu facile de modifier la machine de façon qu’elle utilise notre alphabet. Mais un problème qui vous intéressera d’avantage sera la mise au point de circuits spéciaux éliminant d’avance les combinaisons inutiles. Aucune des lettres ne doit apparaître plus de trois fois successivement.
— Trois ? Vous voulez dire deux.
— Non. Trois mais ce serait trop long à vous expliquer.
Wagner dit précipitamment :
— Sûrement, sûrement, continuez.
— Il vous sera facile d’adapter votre calculateur dans ce but. Ainsi ce qui nous aurait pris encore quinze mille ans sera achevé en cent jours.
Le docteur Wagner sentit perdre son sens des réalités. À travers les baies du building surplombant New York, il était transporté dans un monde différent. Là-bas, dans leur lointain monastère, depuis des générations, cela faisait déjà trois cent ans que les moines tibétains composaient leur liste insensée. La folie des hommes est sans limite pensait le docteur, mais le client a toujours raison. Il répondit :
— Je ne doute pas que nous puissions modifier la machine de type 5 selon votre souhait. L’installation et l’entretien m’inquiète d’avantage, sans compter la livraison.
— Nous pouvons arranger cela. Les pièces détachées sont de dimensions suffisamment faibles pour être transportées par avion. C’est pourquoi nous avons choisi votre machine. Envoyez les pièces aux Indes, nous nous chargerons du reste.
— Désirez-vous engager deux de nos ingénieurs ?
— Oui, pour mettre le calculateur en service et surveiller la machine pendant les cent jours.
— J’informe le service du personnel, mais il subsiste deux questions.
Avant qu’il ait pu terminer sa phrase, le lama sortit de sa poche une feuille de papier.
— Ceci est l’état certifié de notre compte à la Banque Asiatique.
— Merci c’est parfait, mais il arrive qu’on oublie quelque chose d’évident. Avez-vous une source d’énergie électrique ?
— Nous avons un générateur diésel électrique de 50 kW et 110 volts. Il nous facilite la vie et surtout il nous sert à faire tourner les moulins à prières.
— Ah ! oui, bien entendu, j’aurais dû y penser.
Fin de l'épisode, à suivre...
2ème épisode - Travail à la lamaserie
Du parapet, la vue était vertigineuse, mais on s’habitue à tout.
Trois mois s’étaient écoulés et Georges Hanley n’était plus impressionné par les six cent mètres à la verticale qui séparaient le monastère du quadrillage des champs dans la plaine. Appuyé sur des pierres arrondies par le vent, l’ingénieur contemplait d’un regard morose les montagnes lointaines dont il ne connaissait pas le nom. Un humoriste de la compagnie avait baptisé ce travail — L’Opération nom de Dieu et c’était sûrement le pire boulot de cinglé auquel il eût jamais participé.
Semaine après semaine, la machine type 5 modifié avait couvert des milliers de feuillets d’un incroyable volapük. Patient et inexorable, le calculateur avait rassemblé les lettres de l’alphabet tibétain dans toutes les combinaisons possibles, épuisant série après série. Les moines découpaient certains mots qu’ils collaient avec dévotion dans des registres énormes. Dans une semaine, ils auraient fini. Hanley ignorait par quels calculs obscurs, ils étaient arrivés à la conclusion qu’il ne fallait pas étudier des assemblages de dix, vingt cent, mille lettres, et il ne tenait pas du tout à le savoir.
Dans ses cauchemars, il rêvait parfois que le grand lama avait brusquement décidé que l’on compliquerait un peu plus l’opération et que l’on poursuivrait le travail jusqu’à l’an 2060 soit dans près de cent ans. Ce drôle de bonhomme en paraissait d’ailleurs parfaitement capable. La lourde porte de bois claqua. Chuk venait le rejoindre sur la terrasse. Chuk fumait, comme d’habitude un cigare : il s’était rendu populaire parmi les lamas en leur distribuant des havanes. — Ces types-là pouvaient être complétement tordus, pensa Hanley, mais ils n’étaient pas des puritains. Les fréquentes expéditions au village d’en bas n’avaient pas été sans intérêt.
— Écoute Georges, dit Chuk, on a des ennuis.
— La machine est détraquée ?
— Non.
Chuk s’assit sur le parapet. C’était étonnant car d’habitude, il craignait le vertige :
— Je viens de découvrir le but de l’opération.
— Mais nous le connaissons !
— Nous savions ce que les moines voulaient faire, mais nous ne savions pas pourquoi.
— Bah ! ils sont cinglés.
— Écoute, Georges, le vieux vient de m’expliquer. Ils pensent que lorsqu’ils auront écrit tous ces noms (et d’après eux il y en a environ neuf milliards), le but divin sera atteint. La race humaine aura accompli ce pourquoi elle avait été créée.
— Alors quoi ? Ils s’attendent à ce que nous nous suicidions ?
— Inutile. Quand la liste sera terminée, Dieu interviendra et ce sera fini.
— Quand nous auront fini, ce sera la fin du monde ?
Chuk eut un petit rire nerveux :
— C’est ce que j’ai dit au vieux. Alors il m’a regardé d’une façon étrange, comme un professeur regarde un élève particulièrement stupide et il m’a dit :
— Oh ! ce ne sera pas aussi insignifiant !
Georges réfléchit un instant.
— C’est un type qui a visiblement les idées larges, dit-il, mais ceci dit, qu’est-ce que ça change ? Nous savions déjà qu’ils étaient cinglés.
— Oui. Mais tu ne vois pas ce qui peut arriver ? Si la liste se termine et si les trompettes de l’ange Gabriel, version tibétaine, ne sonnent pas, Ils peuvent décider que c’est de notre faute. Après tout, c’est notre machine qu’ils utilisaient. Je n’aime pas ça…
Fin de l'épisode, à suivre…
Epilogue - Quand les étoiles...
— Je te suis… dit lentement Georges, mais j’en ai vu d’autres. Quand j’étais môme, en Louisiane, on a eu un prêcheur qui annoncé la fin du monde pour le dimanche suivant. Des centaines de types l’ont cru. Certains même ont vendu leurs maisons. Mais personne n’a piqué une colère le dimanche d’après. Les gens ont pensé qu’il s’était juste un peu trompé dans ses calculs et des tas d’entre eux ont encore la foi.
— Dans le cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je te signale que nous ne sommes pas en Louisiane. Nous sommes seuls, tous les deux, parmi des centaines de moines. Je les adore, mais je préfèrerais être ailleurs quand le vieux lama s’apercevra que l’opération est ratée.
— Il y a une solution. Un petit sabotage inoffensif. L’avion arrive dans une semaine et la machine finira son travail dans quatre jours, à raison de 24 heures par jour. Il n’y a qu’à se mettre à réparer quelque chose pendant deux ou trois jours. Si c’est bien réglé, nous pouvons être en bas, sur l’aéroport, quand le dernier nom sortira de la machine.
Sept jours plus tard, alors que les petits poneys de montagne descendait la route en spirale, Hanley dit :
— J’ai un peu de remords. Je ne prends pas la fuite parce que j’ai peur, mais parce que j’ai du chagrin. Je n’aimerais pas voir la tête de ces braves gens quand la machine s’arrêtera.
— ? mon avis dit Chuk, ils ont très bien deviné que nous nous sauvions, et ça leur était égal. Ils savent maintenant à quel point cette machine est automatique, et qu’elle n’a pas besoin de surveillance. Et ils pensent qu’il n’y aura pas d’après.
Georges se retourna sur sa selle et regarda. Les bâtiments de la lamaserie apparaissaient en silhouette brune dans le soleil couchant. Des petites lumières brillaient de temps en temps sous la masse sombre des murailles comme les hublots d’un navire en route, des lampes électriques branchées sur le circuit de la machine de type 5.
— Qu’allait-il arriver au calculateur électrique ? se demanda Georges. Les moines le détruiraient-ils dans leur rage et leur désappointement ? Où bien recommenceraient-ils tout ?
Comme s’il y était encore, il voyait ce qui se passait en ce moment sur la montagne derrière les murailles. Le grand lama et ses assistants examinaient les feuilles, tandis que les novices découpaient des noms baroques et les collaient dans l’énorme cahier. Et tout cela se faisait dans un religieux silence. On n’entendait que les touches de la machine frappant comme une pluie douce sur le papier. Le calculateur lui-même qui combinait des milliers de lettres par secondes, était tout à fait silencieux.
La voix de Chuk interrompit sa rêverie.
— Le voilà ! Ça fait rudement plaisir !
Pareil à une minuscule croix d’argent, le vieil avion de transport D.C.3 venait de se poser là-bas sur le petit aérodrome de fortune. Cette vision donnait envie de boire un grand coup de scotch glacé. Chuk commença à chanter, mais s’arrêta vite. Les montagnes ne l’encourageaient pas. Georges consulta sa montre.
— Nous serons au terrain dans une heure, dit-il. Et il ajouta :
— Crois-tu que le calcul soit fini ?
Chuk ne répondit pas et Georges redressa la tête. Il vit le visage de Chuk très blanc, tendu vers le ciel.
— Regarde, murmura Chuk.
Georges à son tour, leva les yeux. Pour la dernière fois, au-dessus d’eux, dans la paix des hauteurs, une à une, les étoiles s’éteignaient.
Fin… du monde !!! Etonnant non ?
Commentaires
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- 1. p'tite ruine Le 23/06/2019
J'aime beaucoup lire ces petites histoires! Excellent
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