La journée des insultes

Saint-Denis-le-Neuf

À deux lieues de Lyon sur la route de Chambéry est bâti un petit village qui se nommait autrefois Saint-Denis-le-Neuf et qui maintenant fait partie de Bron.

Saint Denis était un évêque chargé d’évangéliser les Gaules et qui mourut martyr en 272. Une femme nommé Catulla, retira son corps de la Seine et l’inhuma dans un lieu tenu secret. Il est fêté le 9 octobre.

Au XVIe siècle la fête de ce saint, fut choisie par le peuple lyonnais pour être un Jour de justice, de folie et de dévergondage. C’était un jour de licence, mais aussi de vérité. Bien des jalousies, des haines pouvaient en profiter pour se satisfaire. Le soleil qui éclairait ce jour annonçait aux habitants du Lyonnais que les lois, qui proscrivent l’insulte, défendent l’énonciation publique de faits honteux pour autrui, étaient caduques.

Le peuple d'alors, bâté, pressuré par les nobles et par les gouvernants recevant des coups de bâtons de la haute bourgeoisie, avait hâte d’user de ce privilège qui lui garantissait l’impunité de sa franchise ! Le manant devenait l’égal du seigneur. Toute la population se portait sur la route qui conduit au village de Saint-Denis.

Bourgeois, manants et habitants encombraient le chemin ; et de cette foule animée, bruyante, partaient mille et mille cris confus, interpellations véridiques ou calomniatrices, haineuses ou burlesques. Plus d’une fois on voyait s’arrêter subitement par la même cause, la longue file des équipages ou des litières des nobles et des hauts bourgeois qui prenaient plaisir à venir rire de la folie ou de la colère du peuple.

Alors les piétons s’empressaient de profiter de cette station forcée pour assaillir de vérités et d’injures les têtes aristocratiques On s’assemblait à la litière de telle grande dame renommée par le nombre de ses faiblesses ; on lui citait les uns après les autres les noms de ses adorateurs Elle agitait son éventail, et le rouge qui couvrait ses joues empêchait de reconnaître, à travers son sourire, que le dépit lui faisait monter le sang à la tête Quand c’était autour du carrosse d’un mauvais conseiller-échevin ou d’un injuste gouverneur que les flots de la foule venaient s’amasser, tous les assistants applaudissaient à outrance aux traits qu’on lui décochait de toutes parts ; et des hourras, effroyable concert de malédictions, saluaient sans cesse l’impopulaire personnage.
Tout cela se faisait sans que personne songeât à se plaindre ou à s’y opposer.

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Fete Saint Denis de bronArrivés  au village où les maisons étaient insuffisantes pour contenir tous ceux qui avaient besoin de se désaltérer, ils se réfugiaient sous de longues tentes où d’immenses tables les attendaient. De tous côtés on voyait des broches chargées de viandes tourner devant des feux pétillants. Le vin du Moulin-à-Vent, livré à trois ou quatre sous la grande mesure, coulait à plein bords. Le plus souvent, toutes les classes venaient là, continuer à se confondre, à se coudoyer.

Lassé de boire, de manger, de chanter, de danser, la foule se remettait en route pour rentrer à Lyon. En même temps, les quolibets, les sarcasmes recommençaient à partir en feux croisés, d’autant plus vifs que la verve respective des « engueuleurs » était encore excitée par les copieuses libations auxquelles ils s’étaient livrés. C’est alors qu’il fallait fermer ses yeux et boucher ses oreilles. La route ne présentait plus que le spectacle d’une immense et trop souvent hideuse orgie.

On se souvient (car l’histoire avait fait grand bruit) que l’archevêque Antoine II de Malvin de Montazet voulut une certaine année, essayer de se divertir en y allant aussi. Or le prélat ne fut pas plus épargné que les autres promeneurs. On lui parla de Mme de la Roue et de plusieurs de ses nobles pénitentes, en des termes tels, qu’il ne voulut pas en entendre d’avantage et se hâta de tourner bride. Par contre le cardinal Fesch, archevêque de Lyon qui lui succéda n’y fut pas non plus épargné, mais il prit le parti d’en rire et ne quitta point la place.

Les chroniqueurs de l’époque affirment que ces concessions d’un jour de liberté au milieu de chacune des années de pesantes servitudes ont sans doute évitées des émeutes sanglantes. Le mécontentement populaire pouvait se déchaîner, se satisfaire, sans aucun dommage réel pour les oppresseurs qui avaient joué le jeu et su amener les opprimés à se venger, en riant.

La Révolution de 1789 a tué la fête de la Saint-Denis. On ne voit plus aujourd’hui que de bonnes dévotes qui vont, le 9 octobre, brûler des cierges devant la statue décapitée du saint, afin d’obtenir par sa toute-puissante intercession, la guérison des maux de têtes dont elles ou leurs parents sont affligés. Le silence a remplacé sur cette route les éclats bruyants de la voix du peuple.

Ce n’est pas qu’il n’ait plus à se plaindre ! Il doit le faire sous des formes plus convenables et il ne lui est pas permis de tout dire. La violence non canalisée peut s’avérer plus dangereuse que cette journée des insultes.
? méditer, n’est-ce pas !

Revue du Lyonnais 1835