La cité des enfants parfaits
Jardins Ungebach - article d'Axelle Sczygiel
De 1923 à 1985, une expérience eugéniste est menée en Alsace.
Marthe et Eugène Shumacher sont de sacrés veinards. En 1927, ces jeunes mariés de 25 et 29 ans, parents de trois têtes blondes, sont choisis pour installer leur foyer dans l’un des ravissants pavillons de la cité Ungemach. Édifiée sur les rives de l’Aar, dans le nord de Strasbourg, cet ensemble propose à des ménages aux revenus modestes tout le confort moderne : eau courante, salle de bains, buanderie, pour un loyer défiant toute concurrence.
Mais n’y entre pas qui veut : pour être recrutés, les locataires doivent prouver qu’ils sont capables de donner naissance à des enfants nombreux et en bonne santé ! L’objectif de cette cité est de « favoriser les éléments précieux de la société » et « les aider à progresser plus rapidement que les autres ». Vous ne rêvez pas, il s’agit d’une démarche eugéniste, menée en France jusqu’en 1985 !
L’historien Paul-André Rosenthal, a découvert cette expérience méconnue, en tombant sur une affiche de 1935 qui vante les mérites de la cité : « Des enfants plus grands, plus nombreux et en meilleure santé qu’ailleurs en France », clame le poster promotionnel de ce laboratoire humain, créé par un confiseur nommé Alfred Dachert. Cet homme lit Darwin, les travaux des eugénistes anglais, ses voyages d’affaires, l’amène à visiter des cités-jardins en Angleterre. Il a l’idée de venir au secours de la sélection naturelle ‘’par le moyen de l’habitation’’. Mais il doit encore trouver des financements.
? la fin de la première guerre mondiale, son patron, l’industriel Léon Ungemach, se retrouve à la tête d’un pactole, un embarrassant profit de guerre. Dachert lui propose de blanchir cet argent en l’investissant dans un projet de cité-jardin eugéniste. Les Jardins Ungemach naissent en 1923. Âge des époux, date de mariage, état de santé, nombre de frères et sœurs en vie : pour y entrer, les candidats sont soumis à un questionnaire rigoureux censé déterminer leur potentiel de fécondité.
Les ménages dans lesquels la femme travaille sont éliminés d’emblée car la mère doit se consacrer entièrement à ‘’l’éducation de ses enfants dans de bonnes conditions d'hygiène et de moralité, comme le précise la borne à l'entrée de la cité-Jardin’’, souligne l’historien.
Une fois installés, les locataires sont contrôlés régulièrement par une « commission municipale du logement ». Lorsque le benjamin de la famille est jugé trop âgé, le couple reçoit une injonction à procréer… ou à quitter la cité ! ? l’époque, l’expérience ne choque pas. Elle est même soutenue par les autorités. Jusque dans le début des années 60, il y avait une vraie convergence entre le but de la cité ‘’encourager les sources saines et fécondes’’ et l’objectif des politiques démographiques et sociales.
Après la seconde guerre mondiale, les partisans de l’eugénisme se sont attachés à distinguer le « mauvais eugénisme », associé aux crimes nazis, du « bon eugénisme », jugé pour l’amélioration des sociétés. Il faudra attendre les années 80 pour que cette idéologie soit rejetée en bloc ! C’est à ce moment-là que le questionnaire a cessé d’être utilisé dans les Jardins Ungemach qui sont aujourd’hui de classiques logements sociaux.
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