L'oeil du lapin

chronique criminelle lyonnaise

Cette histoire authentique évoqué par Edmond Locard avait fait la une du journal Détective du 6 juin 1936 sous le titre : Le dépeceur de Lyon - le crime de Collini - L’assassinat de la maraîchère.
Rappelons que le professeur Edmond Locard, deuxième président de la Société des amis de  Guignol en 1941, comptait de multiples cordes à son arc.
Il fut notamment  un maître de la criminalistique et premier fondateur d’un laboratoire de police scientifique  en 1910 qui se situait dans les combles du Palais de Justice que les lyonnais surnomment "Les vingt-quatre colonnes". On lui doit la méthode de la scène de crime toujours en vigueur à l’international et il developpa le principe des fiches anthropomorphiques.
Il avait donc suivi cette affaire qu’il relata dans « Confidences, éditions Lugdunum en 1942 »

Avertissement : Ce qui suit peut heurter les âmes sensibles et les personnes fragiles.

Collini était maçon, il était domicilié au n°2 de la Montée du Gourguillon. Dans ce décor cher à Mourguet (le créateur de Guignol), l’appartement était lumineux. Collini avait intensément  lu, non point dans ces coûteuses éditions que la haute bourgeoisie lyonnaise empile dans des armoires grillagées, sans en avoir jamais ouvert les pages, mais dans les invendus destinés à l’empaquetage des épices et autres denrées usuelles.
Il ne ramassait jamais un papier sans le lire et il avait acquis une sorte d’érudition fort étendue.

Le domicile comportait trois pièces mansardées : l’une était le domaine de Mme Collini, la seconde le cabinet de travail et la troisième la chambre des lapins… Au dernier étage du plus urbain des immeubles, Collini entretenait un clapier. On eût pu croire qu’il y était poussé par l’esprit de lucre. Nous verrons qu’il n’en était rien.

Ces lapins ne coûtaient pas cher. Le couple originel avait été dérobé à un voisin et ce couple avait prospéré et pullulé. Sa progéniture était nourrie exclusivement d’épluchures extraites des poubelles et d’herbes ramassées aux pentes de Fourvière. Ainsi, le ménage Collini se ravitaillait à peu de frais en chair succulente.

Mais ce n’était qu’une raison apparente du clapier. Il y en avait une autre ! Collini conversait avec ses lapins, et avant toute décision grave, leur demandait conseil. C’est eux qui lui avait enseigné par une mimique qu’il était le seul à savoir interpréter, la convenance de méditer sur les toits, et l’obligation morale de constituer un musée avec les coupures de journaux. Ils lui indiquaient bien d’autres choses encore, ainsi que allons le voir…

Pietro Collini, comme le roi David, comme Louis XIV, comme Félix Faure ne ménageait pas les aventures galantes. Parmi les fréquentations du ménage il y avait Carlotta Gallerate, italienne comme eux. Il l’engagea un jour à l’accompagner dans la chambre aux lapins où il avait diverses choses curieuses à lui faire voir.

ColliniLe surlendemain matin, vers dix heures, un gardien de la paix qui assurait le service d’ordre rue Ledru-Rollin à Paris fut abordé par un homme venant de la gare de Lyon.
Monsieur l’agent, je voudrais vous parler.
Parlez, mon ami.
Je viens de tuer ma maîtresse.
Mais où ça ?
? Lyon.
Quand ?
Avant-hier-soir.
Et pourquoi l’avez-vous tuée ?
Parce que le lapin l’a voulu

La scène recommença au commissariat. On prit le parti de téléphoner à la Sûreté de Lyon. Le chef de la Sûreté annonça qu’il allait envoyer vérifier sur place. On tira Collini du violon, et l’on écouta son étrange récit, dont voici le résumé :

J’élève des lapins pour communiquer avec l’au-delà. Ils savent. Ils expliquent avec leurs oreilles, leurs yeux et leurs babines. Avant-hier, j’ai amené Carlotta chez les lapins parce que je savais qu’ils avaient quelque chose à me révéler la concernant.
Tout de suite, le vieux mâle m’a regardé en rabattant l’oreille droite, puis il a regardé Carlotta et il a fermé l’œil gauche trois fois.
J’ai compris. J’ai pris ma hache et j’ai fendu le crâne de Carlotta.
Alors je l’ai découpée avec un couteau et une scie. Puis j’ai gâché du ciment et j’en ai fait des pains. Dans chacun j’ai mis un morceau de Carlotta : les deux jambes, les deux bras le tronc coupé en deux dans le sens de la hauteur. Je les ai alignés dans la chambre aux lapins, puis j’ai tout lavé.
Ensuite, j’ai emporté la tête dans un panier, et je l’ai jetée dans la Saône à la Mulatière.
Hier j’ai compris que je devais aller à Paris et que je devais tout dire
.

La Sûreté de Lyon retrouva les six bornes de ciment proprement alignées. Quand on les fendit, avec la chaleur, ce fut atroce. Les lapins regardaient. ? chaque coup de massue, le vieux mâle baissait l’oreille gauche et clignait l’œil droit.

Épilogue – Condamné aux travaux forcés à perpétuité en 1938, Collini, devenu veuf en prison, fut libéré pour « bonne conduite » dans les mois précédant la libération. ? cette époque il fallait faire de la place pour les « politiques ».
Il se retira à Sainte-Cécile-les-Vignes (Vaucluse), où il occupa un emploi d’ouvrier agricole.
Toujours galant, il se remaria et mourut pieusement, très estimé de la population.