L'effroi d'un corbeau

Le fantastique, ce n’est pas que l’imaginaire. La frontière est parfois mince entre le merveilleux et le positif. Il nous arrive parfois de nous sentir réellement, physiquement, en contact avec "un autre monde". Mais notre esprit cartésien, après analyse, trouve toujours une explication à ce phénomène vécu.
L’anthropologue américain Loren Eiseley prétend que rencontrer un autre monde, un fait imaginaire, peut aussi arriver aux animaux.
J’ai vu cette chose arriver.

J’habitais alors rue Vimaine au sud de Vienne en face de l’espace Saint-Germain, une ancienne caserne qui n’avait pas encore été aménagée en immeubles de bureaux avec au centre une grande médiathèque. Je traversais en diagonale cet espace chaque matin pour me rendre à la gare et prendre le train mes jours de travail. Dans cet espace, il y avait de grands arbres où le soir, au crépuscule, les oiseaux piaillaient.
Grand corbeauMais le matin c’était calme et je voyais à la cime d’un grand arbre, mon voisin, un corbeau qui me suivait des yeux, impassible. Je ne lui ai jamais fait le moindre mal, mais il prenait grand soin de se tenir à la cime, de voler haut et d’éviter l’humanité. Son monde commence là où ma vue s’arrête.

Or un matin où les rues et l’espace étaient recouverts d’un épais brouillard me faisant marcher à tâtons vers la gare, brusquement, à la hauteur de mes yeux, apparurent deux ailes noires immenses, précédées d’un bec géant, et le tout passa comme l’éclair en poussant un cri de terreur tel que j’en ai encore des frissons en y repensant.
Ce cri me hanta jusque dans l’après-midi et de retour à la maison, je me regardai dans le miroir, me demandant ce que j’avais de si repoussant. J’ai fini par comprendre. La frontière entre nos deux mondes avait glissé, à cause du brouillard. Ce corbeau qui croyait voler à son altitude habituelle, avait soudain vu un spectacle bouleversant, contraire pour lui aux lois de la nature. Il avait vu un homme marchant en l’air, au cœur même du monde des corbeaux. Il avait rencontré une manifestation de l’étrangeté la plus absolue qu’un corbeau puisse concevoir : un homme volant…
Bien sûr son cerveau ne put faire le lien entre le brouillard et l’altitude de son vol ce matin-là.
Depuis ce jour, quand il m’apercevait, d’en haut, il poussait des petits cris, et je discernais dans ses cris, l’incertitude d’un esprit dont l’univers avait été ébranlé. Il n’était plus et ne sera jamais plus comme les autres corbeaux…

23 mars 2021