Le Cheval et le Cerf
Livre IV fable 13
Le Cheval s'étant voulu venger du Cerf
De tout temps les Chevaux ne sont nés pour les hommes.
Lorsque le genre humain de gland se contentait,
Âne, Cheval, et Mule aux forêts habitait ;
Et l’on ne voyait point, comme au siècle où nous sommes,
Tant de selles et tant de bâts,
Tant de harnais pour les combats,
Tant de chaises, tant de carrosses ;
Comme aussi ne voyait-on pas
Tant de festins et tant de noces.
Or un Cheval eut alors différend
Avec un Cerf plein de vitesse,
Et ne pouvant l’attraper en courant,
Il eut recours à l’Homme, implora son adresse.
L’homme lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos
Que le Cerf ne fût pris, et n’y laissât la vie.
Et cela fait, le Cheval remercie
L’Homme son bienfaiteur, disant : Je suis à vous,
Adieu. Je m’en retourne en mon séjour sauvage.
Non pas cela, dit l’Homme, il fait meilleur chez nous :
Je vois trop quel est votre usage.
Demeurez donc, vous serez bien traité,
Et jusqu’au ventre en la litière.
Hélas ! que sert la bonne chère
Quand on n’a pas la liberté ?
Le Cheval s’aperçut qu’il avait fait folie ;
Mais il n’était plus temps ; déjà son écurie
Était prête et toute bâtie.
Il y mourut en traînant son lien ;
Sage s’il eût remis une légère offense.
Quel que soit le plaisir que cause la vengeance,
C’est l’acheter trop cher, que l’acheter d’un bien,
Sans qui les autres ne sont rien.
Les origines de la fable
« Je suis à vous », c’est-à-dire « Je suis votre obligé ». Simple formule de politesse. On a beau être un cheval des forêts sauvages, on en est pas moins courtois.
Mais il est loin de se douter, à quel point il va être pris au pied de la lettre jusqu’à la perte de sa liberté.
Cette fable est citée par Aristote qui dit la tenir de Stésichore d’Himère, philosophe ou poète comme La Fontaine se pique de l’être.
Il s’agissait pour Stésichore de faire comprendre à ses compatriotes qui avaient l’intention de se mettre au service du tyran de Syracuse, à quelle sauce ils allaient être mangés.
Et si l’on en croit Aristote, la fable s’est avérée persuasive, comme le puissant outil rhétorique qu’elle peut être : Les habitants d’Himère renoncèrent, convaincus désormais que la liberté est un bien que l’on ne saurait sous aucun prétexte aliéner.
Dommage que le Cheval n’ait pas connu le Loup de la fable de La Fontaine Le Loup et le Chien où le Loup choisit la liberté au confort du Chien et de son collier de servitude.
14 février 2022 - Cliquez sur l'image (illustration de Grandville de 1840) pour bien la visualiser
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