L'Âne et le Rapace

Fable ultime d'Esope

L’Âne et le Rapace

Un rapace virevoltant dans le ciel en quête de proie
Aperçut les paroles d’une fable qui prenaient leur envol.
Il se jeta sur elles, en happa une pleine becquetée,
Puis s’éloigna à tire d’aile.

Les paroles restantes piquèrent vers un champ
et s’y cachèrent parmi les herbes.
Un âne qui broutait là ne les vit point
et les piétina de ses lourds sabots.

Par quoi il est montré qu’une fable n’échappe jamais
aux affres de la méchanceté que pour subir celles de la bêtise.

Mais aussi comme celle-ci le prouve,
qu’elle survit à  tous les deux !

Tout commença il y a quelques années par l’intrusion de cambrioleurs dans une villa, lesquels, dépités de ne rien trouver de valeur s’acharnèrent sur des livres qu’ils saccagèrent. Parmi les documents récupérés par le musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique de la rue de la Poulaillerie à Lyon, un fragment de la fable d’Esope, l’Âne et le Rapace, fut pris en charge pour sa restauration et la reconstruction du texte initial, puisqu’aucun ouvrage ne reprend cette fable « ultime ». Voici son histoire.

Dans l’ouvrage BibliOdyssées, qui accompagne l’exposition L’Odyssée des livres sauvés, réalisé sous le commissariat de Joseph Belletante, conservateur du patrimoine, directeur du musée, Raphaël Jerusalmy, réalise un texte époustouflant de 48 pages à partir d’une bibliographie impressionnante. Voici très succinctement l’Odyssée de la fable.

Tout d’abord précisons que cette fable a été dénaturée et remaniée dans sa réécriture pour satisfaire aux religions comme aux tyrans et autres autocrates. Commençons donc par la légende qui dit que cette fable fut contée en 564 av.J.C. par Esope peu avant son exécution, jeté du haut d’une falaise. Elle aurait été entendue par un jeune garçon caché à proximité et qui gravera le texte au burin, sur une dalle de marbre rose.

Rome an 26 – Phèdre, accusé d’injure envers l’aigle impérial, au cours de son procès supprimera la fable réécrite dans son recueil pour éviter sa condamnation.
Athènes 399 – Socrate condamné à boire la cigüe déclamera avant de mourir, devant son disciple Phédon, la fable versifiée. Les rimes étaient si médiocres que le texte ne fut pas conservé, mais l’histoire subsiste dans le recueil d’Évènos.
Oxford 1198 – Les rabbins Berkhaya et Aaron de Winchester reprendront les fables d’Esope sous le vocable Histoires de Renard.
Foix 1272 – Marguerite de Béarn, en déclamant la fable, exhorte son mari, Roger-Bernard comte de Foix à se rendre sans combattre à Philippe le Hardi qui assiège son château. Il accepte évitant ainsi les massacres et les représailles.
Anasuka, Japon 1593 – Le shogun s’approprie les fables d’Esope amenées par le missionnaire, le père Valigano. Elles seront rebaptisées Fables d’Isaho.
Vaux-le-Vicomte 1661 – Au cours de fêtes royales, La Fontaine esquisse une version de la fable. Ayant trop bu, il l’oubliera dans la poche du vêtement qu’on lui avait prêté pour la circonstance.
Londres 1704 – Une querelle entre les œuvres des anciens et des modernes, conduira à une bataille et la destruction d’ouvrages dont le recueil de fables.
Vienne 1933 – Pour ne pas assister à l’autodafé de ses livres, Herr Doktor Peter Kien mettra lui-même le feu à son immense bibliothèque brûlant la fable ultime.

Voilà quelques éléments pour montrer, que cette fable fut poursuivie par la malédiction, et c’est après quelques années de recherches et de travail que la jeune archiviste parvint à nous offrir la rénovation de cette fable.
Je voulais la réécrire façon 21e siècle, mais après avoir lu, l’intégral du texte de Jerusalmy, il me semble que ce serait dérisoire car elle est intemporelle. Elle démontre la force et quelquefois la dangerosité des mots qui peuvent être détournés et utilisés à des fins de propagande ou de manipulation. Mais les mots nous offrent surtout des textes magnifiques, des poésies, qui confirment que nous devons sauver les livres.
Le roman Le liseur du 6h27 de Jean-Paul Didierlaurent qui trône dans ma bibliothèque, est lui-aussi un magnifique conte moderne sur la sauvegarde des livres.