Le fromage fort lyonnais
recette présentée en 1894 par Nizier du Puitspelu
Clair Tisseur (27 janvier 1827–30 septembre 1895), plus connu sous le pseudonyme de Nizier du Puitspelu, est un écrivain et architecte français natif de Sainte-Foy-lès-Lyon, dans le département du Rhône. Il a notamment réalisé le célèbre Littré de la Grand'Côte en 1894. Il s'agit d'un dictionnaire du parler lyonnais, riche d'anecdotes et d'expressions oubliées comme la définition qu’il a donné du fromage fort lyonnais.
Voici le vrai fromage fort de la Croix-Rousse :
On achète une livre ou deux de fromage bleu bien fait ; on enlève la croûte et on le met dans un pot de terre. Il faut vous dire qu’il est important de prendre du fromage gras, dépourvu de vesons, qu’à l’Académie française ils appellent des asticots. Non que l’asticot soit à dédaigner par lui-même, mais comme celui-ci périt nécessairement dans le fromage fort, étouffé par les vapeurs de la fermentation, il devient peu ragoûtant. Ce n’est plus l’asticot aux tons d’ivoire, bien en chair, appétissant, qui gigaude sur l’assiette, et qu’on savoure avec délice, mais une espèce de pelure grisâtre : ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, dont parle Bossuet.
Le fromage bleu est alors arrosé de vin blanc sec et bien pitrogné avec une cuillère de bois. Lorsque la pâte est à point, on râpe du fromage de chèvre bien sec avec une râpoire, et on l’ajoute au levain, jusqu’à ce que le pot soit à peu près plein. On continue de mouiller avec le vin blanc… Le fromage fort est fait !
On le recroit, à mesure que le pot se vide, toujours avec du fromage de chèvre râpé et du vin blanc sec. De temps en temps, lorsqu’on s’aperçoit qu’il devient moins gras, on verse dessus un bol de beurre frais qu’on a fait liquéfier au four. Il ne faut pas que le beurre soit trop chaud.
Première remarque importante : ne jamais mouiller le fromage avec du bouillon ce qui lui donne un goût d’aigre.
Deuxième remarque : brasser tous les jours avec une cuillère de bois.
Un grand pot ainsi préparé et entretenu convenablement dure depuis l’automne jusqu’à l’été. Vous le voyez, un pot de fromage fort bien réussi, vaut mieux qu’un long poème. Ainsi une ménagère soucieuse, n’oublie-t-elle jamais, au printemps, d’en conserver un petit pot pour l’hiver suivant.
Elle remplit celui-là au trois quarts, fait fondre une livre de beurre, et le verse presque froid sur le fromage. Elle descend ensuite le pot à la cave. Cette couche épaisse de beurre fondu est placée là à seul fin d’empêcher l’air extérieur de pétafiner le fromage fort.
On entretient ainsi le ferment sacré avec une piété jalouse qui rappelle celle des prêtresses de l’antiquité conservant le feu sur l’autel de Vesta.
Je connais une famille à Fleurieu-sur-Saône, où le fromage fort est conservé depuis 1741. Lorsqu’une fille se marie, elle reçoit avec la couronne de fleurs d’oranger le pot précieux qu’elle transmet à ses enfants.
Si dans beaucoup de familles, le fromage fort ne remonte même pas à un siècle, il faut l’attribuer aux horreurs de 1793, qui firent tout négliger.
05 avril 2022
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